Cambodge

Qui suis-je, et si je suis, combien ?

18.2.2022
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5
min.
Justine enseigne l'anglais à de jeunes Cambodgiens.

Ce titre d’un livre du philosophe allemand Richard David Precht m’a déjà souvent amenée à réfléchir. Surtout juste en ce moment, où je dois une fois de plus faire face à de tout nouveaux défis dans mon engagement au Cambodge, cette question se pose pour moi de manière plus actuelle que jamais.

Bien que j’aie déjà vécu six mois au Cambodge par le passé, je dois d’abord retrouver mes repères cette fois-ci, dans mon identité entre les deux mondes, en moi et autour de moi. Au cours des 14 jours de quarantaine, j’ai dû me réinventer dans un quotidien totalement personnel qui m’a étonnamment bien plu et durant lequel j’ai pu trouver la paix intérieure. J’en ai été brutalement extraite lorsque j’ai enfin pu quitter ma chambre d’hôtel après finalement 16 jours. Il s’agissait maintenant non seulement de retrouver mon moi dans le monde extérieur, mais aussi de trouver ma place dans la colocation de huit personnes du Carolyn English Centrer (sous-projet de Lighthouse Battambang) et de m’identifier comme faisant partie de l’équipe. Après deux semaines dans la solitude de l’isolement, j’ai partagé dès l’entrée dans la colocation un lit avec une jeune Cambodgienne. Cela a pour le moins conféré une nouvelle tournure à mon identification avec ma sphère privée. Au plus tard à ce moment-là, je me suis demandé quelle part de mon identité est fixe et laquelle est flexible, et ce qui constitue en fait mon identité.

Questions ouvertes

S’identifier signifie en principe être personnellement en accord avec une situation et s’y sentir à sa juste place. Peut-on apprendre cela et s’approprier la conformité avec une situation que l’on vit ? Ou bien existe-t-il des circonstances auxquelles on ne peut pas s’adapter intérieurement, avec lesquelles on ne pourra jamais s’identifier ? D’une certaine manière, tout cela semble très subjectif. C’est aussi pour cela que j’ai été quelquefois remuée intérieurement, que beaucoup de pensées me traversaient la tête, et des tas de sentiments le cœur.

Il existe quelques points dans lesquels mon « ancienne » identité doit d’abord être mise en veilleuse. Parmi ceux-ci se trouvent par exemple mon besoin de mouvement (j’ai été longtemps coureuse de fond), mon affection pour les animaux domestiques, des habitudes de nourriture, mon style de vie de célibataire, un manie plus ou moins prononcée du nettoyage, la sympathie pour des températures fraîches et le besoin d’une routine journalière fiable et sans surprises.

Réponses et lâcher prise

Ici je reçois pourtant tellement en retour de l’identité que j’avais gagnée lors de mon engagement précédent. Je suis à nouveau impressionnée par le respect et l’amour témoignés à chaque personne. Simplement parce qu’on est là et qu’on comme on est. Je suis de nouveau étonnée de voir comment les relations se nouent au travers de tout petits gestes et d’expériences simples. Le lien qui en résulte ne dépend pas de l’importance des événements mais de la joie partagée. L’accompagnement proche des étudiants me comble également. Dans le quotidien scolaire en Suisse je me sentais souvent insatisfaite dans mon désir d’être au côté de chaque enfant individuellement. La simplicité des moyens didactiques utilisés ici pour l’apprentissage, de même que la découverte au quotidien de solutions créatives au lieu de l’achat de toutes les choses soi-disant manquantes, correspond bien à ma nature. Cependant, le changement de point de vue face à ce que je gagne en identité, en contraste avec tout ce qui doit être laissé de côté, nécessite du temps et de la patience. 

Comme la patience n'a jamais été mon point fort, j'en profite pour m'entraîner, car depuis mon enfance, j'ai toujours voulu être une personne calme et patiente. Mon grand modèle en la matière a toujours été le personnage de "Momo", du livre du même nom de Michael Ende. Les dévoreurs de temps, les "messieurs gris" du roman, sont également une bonne occasion de réfléchir à mon identité. En Suisse, j'ai souvent dévoré mon temps précieux en raison d'un quotidien que j'avais moi-même construit et planifié. Bien sûr, j'aimais tout (ou presque) ce que je faisais et je le faisais avec plaisir, mais je me sentais souvent dépassée par ma propre gestion du temps, car je remplissais chaque seconde par une activité ou une autre. C'est ainsi que j'ai soudain commencé à me réjouir même de la période de quarantaine de 14 jours après mon arrivée à Phnom Penh, chose tout à fait inimaginable pour moi. Je me suis rendu compte que je n'aurais pas autant de temps et d'espace pour moi de sitôt. J'étais même reconnaissante (et personne n'aurait pu me le dire avant) de ne pas pouvoir quitter ma chambre. Je devais donc me concentrer entièrement sur moi-même et sur les quelques mètres carrés de mon espace, et je n'avais pas besoin de plus. Quel cadre plus idéal que celui-ci pour se recentrer sur soi-même et sur sa propre identité ?

Récemment, je me suis aussi sentie assez rejetée en arrière par tout ce que j'avais réussi à masquer ou à mettre de côté jusqu'à présent (un de mes points forts, pas toujours positif, je le remarque). Ainsi, les aspects de l’hygiène dans notre grande colocation féminine me font découvrir chaque jour une nouvelle surprise. Il n’est pas facile de trouver l’équilibre entre l’identité d’une colocataire et celle d’une responsable, car d’une certaine manière je suis les deux, mais pas dans tous les secteurs du projet. J’ai pu parler de cela aujourd’hui au cours d’une discussion courte mais bénéfique avec la responsable de notre maison, qui se trouve souvent dans le même état d’âme. En dépit de cela, j’ai senti monter en moi une crise émotionnelle lors de la séance matinale des responsables, car l’opinion générale que je comprends déjà très bien la langue nationale se répercute maintenant dans le fait qu’on ne traduit plus rien pour moi. Même ma remarque de ne pas comprendre a été ignorée, de mon point de vue, si bien que je me suis vue soudain proche des larmes et que j’ai tout de suite pris la fuite après la rencontre pour continuer à rédiger cet article dans mon café préféré. Pendant que j’écris cela, je remarque que là, deux de mes traits de personnalité les plus marqués apparaissent ensemble : fuir les situations désagréables et taire les problèmes intérieurs. Ma propre déclaration, que j’utilisais encore en Suisse, me rattrape probablement plus vite que prévu : « Ce qui n’est pas résolu dans son pays rejoint les gens d’autant plus fort pendant le séjour dans un pays très éloigné. » Avec une phrase apparemment aussi futée on se sent armé, cependant je devrais savoir depuis le temps qu’on ne peut pas simplement gagner le combat contre les émotions avec quelques mots bien pensés. En effet, plusieurs fois déjà je me suis trouvée confrontée à ma vie intérieure (et bien sûr toujours dans les moments les plus défavorables). D’une part, je sais de quoi j’ai besoin pour retrouver le calme et l’équilibre intérieur, d’autre part je trouve quand même difficile de discerner jusqu’où je laisse de la place à mon identité et mes besoins, et où commence déjà la fuite, c’est-à-dire le retrait qui me caractérise.

En chemin vers moi-même

Cependant, même dans des jours comme celui-ci, je ne reste pas coincée dans ma coquille et je sors de nouveau de ma cachette, à moins que quelqu’un ne vienne m’en sortir. Je trouve que l’identité est le voyage d’une vie, passionnant mais défiant. Chaque pas de ce voyage en vaut la peine. Même si je ne peux pas m’identifier à chacun d’eux, chaque pas en avant m’amène un peu plus loin sur le chemin et plus près de moi.

Vous trouverez un résumé de cet article dans le SAM Allons actuel (numéro de  février 2022), notre magazine qui paraît quatre fois par an. N'hésitez pas à en demander un exemplaire. En cliquant sur le lien ci-dessous, vous accéderez à la page du lien officiel de commande.

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